Mer(Co)

Mercedes Suyapa Dekeyser Halin

Romaniste

copywriter, scénariste

Anthropologue, doctorante, affilée au LAAP & à IACCHOS

ethnologue pont bicontinental‘e

Quelques réalisations :

Potager urbain sur le Quai « R », co-conçu et réalisé avec des personnes en migration et l’appui de l’association gestionnaire du Kaai. Nous sommes au début du printemps, venons de lancer via dernière « planche » -à gauche ». Au fond, mon « logement ethnographique mobile ». Mars-Avril 2019. Bruxelles. Les Plasticiens de surface.

Bonus : Auxiliaire de projets environnementaux, Expertise en santé mentale et migration, artiste multidisciplinaire (aka Les Plasticiens de surface) et prof.

Il est question de résistance, résilience, stratégie holistique, belles pensées, belle écriture enchevêtrées comme une liane : sauvage, à sa juste place.

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La tête dans les déchets

Les Caraïbes : Investiguer les relations entre collectivités humaines et déchets, – plastique, organique, cadavre d’animal, algues, etc.- sur la plage anthropocène.

En bref

En novembre 2023, je débute une ethnographie multi-espèces -déchets compris -sur 500 mètres de plage. Je me suis d’abord focalisée sur les pratiques locales, ingénieuses et résilientes des « jardiniers de la mer » face à l’érosion des espaces insulaires dans un contexte de tourisme bananier (2023), pour ensuite agrandir l’espace en 2024 (la partie immergée de la plage, le quartier, les arbres, les animaux du sommet des arbres, le ciel et ses oiseaux, la ville et ses habitants, la jungle, l’île,…).

En résumé

Les jardiniers des mers imaginent des buttes végétales avec les déchets organiques pour dévier et amortir l’assaut des vagues. Cette technique permet aussi de nettoyer la plage pour qu’elle remplisse son rôle : offrir au touriste la vision de plage de rêve caribéenne. Son rôle économique est donc incontestable sur une île qui retire ses revenus du tourisme.

Méthode : Immersion et Observation participante

La connaissance fine et irremplaçable du biotope permet d’orienter la butte de sorte à adoucir la force des marées (2023). Cette action sur la plage R est doublée par la plantation d’une « haie » de jeunes palmiers dans une vision à plus long terme. Les buttes anti-érosion sont présentes sur tout le contour de l’île (observation 2024), la pratique est généralisée. De quand date-t-elle (2025) ? Et toutes les buttes ont-elles le même but ou certaines ne sont-elles que des déchets de jardinage ?

La technique semble donc une pratique locale collective et pérenne. Sa forme organisée est manifeste, car les déchets viennent aussi des jardins voisins, pour que la butte soit la plus épaisse et haute possible. Les petits déchets sont posés à la base, les grandes feuilles des cocotiers et des palmiers au dessus viennent couvrir la butte. Le déchet anthropocène est sublimé, dirait-on artiste.

Hypothèse dans une perspective coloniale/décoloniale/anticoloniale. La relation entre l’habitant natif bocanero et son milieu permet une réappropriation de l’espace qui désapproprie le colon. En effet, l’immigré occidental, nommé à Bocas « Touriste résidentiel », peut gérer l’espace pour en tirer profit, mais il n’est pas en capacité de maintenir ou de protéger son exploitation sans l’appui de ses jardiniers des plages, et de leur incommensurable connaissance du milieu.

Une efficacité visible est l’empouvoirement qu’elle procure aux « acteurs » locaux (bocaneros, habitant de Bocas del Toro). La pratique restaure l’environnement, -au moins son paysage-, le déchet disparaît, et protège le revenu touristique. Et lorsque je raconte au jardinier de la plage une technique (d’irrigation dans ce cas) similaire que j’ai observée dans une ferme Sikh à Agra, en Uttar Pradesh, il me répond : « Somos Uno’s ».

Blog à part

Du déchet comme un oasis.

Exemple magnifique du monstre merveille : un déchet environnementaliste prosélyte. Il nous inviterait à considérer le déchet non pas comme un ennemi ou un monstre à enfermer, à éloigner, à détruire ou supprimer, contre lequel il faut lutter. Comme nous l’enseigne ‘Los Cogelones », « Nous sommes le déchet », et la question est de nous recycler. Ou nous sommes un avec le déchet, et le défi est de vivre ensemble en bonne relation. C’est aussi la leçon, l’enseignement du poisson bocanero à l’ethnographe et au naturaliste insulaire qui « découvrent » cette rencontre entre la buse de béton et des êtres vivants non humains en manque d’abris. Et ce hors projection anthropomorphique : le déchet fabrique l’habitat des poissons, l’habité fait naître un projet chez des humains. La « buse-déchet » s’est » réhabilité-e « toute seul », elle a produit de l’adaptation, engendré une résilience collective, permit un biotope, une symbiose entre animal, végétal, corail et béton, de la résistance face à l’augmentation de température au fond des mers. Elle fabrique aussi des émotions joyeuses, car dans cette buse, sur cette buse et autour, une vie multi-espèces cohabitantes console du désert ambiant, trace triste des ravages anthropocènes. Pour l’humain touché par les fonds de plus en plus sablonneux le long des côtés, par la raréfaction des poissons, des coraux, des crabes, des coquillages,… La vue de cet oasis marin est un délice.

Si les mots du livre existe que lorsqu’ils sont lus, appréciés ou pas, la buse et le poisson bousculeraient l’état de léthargie, -nommée aussi « éco-dépression », de l’humain dépassé par les dérèglements climatiques et l’extractivisme globalisé. Le déchet est la source de l’idée qui permet la puissance d’agir (Spinoza) : désirer réaliser une projet qui prolonge l’idée « de la buse ».

Le recyclage décolonise en ce sens qu’il récrée le UN (plotin). Premier basculement. Amicalité du lien avec le déchet. La relation d’échange réintroduit du sens cosmique. La spiritualité peut être un moyen et/ou une fin. Le déchet (ce monstre) est « réincarné » : le terrain de la métamorphose, de la merveille est une table ordonnée, décorée avec soin, et un sens du détail manifeste. Sur une toile blanche de coton, les bijoux, tous de matière naturelle, se répondent, comme autant de punctum sur une photographie analysée par Roland Barthes… Chaque élément est à sa place, comme des couleurs sur la toile d’un peintre, sorte de nature morte tridimensionnelle.

L’artisan de cette boutique recycle des matières naturelles : coquillages, pierres, graines, peau, carapace, … La roue qui écrase la tête du serpent sur la route mais épargne le corps devient des centaines de bracelets et parures. Ici aussi la résilience et l’empouvoirement contre les émotions tristes du désastre écologique.

Mon ami Pablo métamorphose le déchet monstrueux en merveille, il rend hommage à l’animal, le réintègre dans le monde visible et des émotions joyeuses. L’animal retrouve sa puissance symbolique. L’artisan, très conscient des dérèglements climatiques, est fier de cette transmutation régénératrice aussi de son identité indigène. Sorte de communion?