Dès le premier pied au sol, similitudes et différences lui sautent aux sens, surtout la vue, l’odorat, l’ouïe. Par exemple l’urbanisation ; l’odeur de la pollution, le silence des oiseaux disparus, la rareté des chiens errants et la surabondance du plastique. En d’autres termes, l’anthropocène avalement des êtres vivants, de la brume matinale, la surabondance de ses déchets, sa chaleur chaotique, … Le retour au pays est un retour à la matrice, dont chaque transformation crée par l’absence et le temps est perceptible physiquement et intellectuellement. La mémoire du corps réactivée lorsque le chercheur du Sud revient du Nord interprète ces modification avec la discipline et les méthodes des sciences humaines occidentales. La gentrification, phénomène abondamment décrit par les sciences humaines, permet l’intellectualisation de la vision locale (cf. « Non à la gentrification).
Et l’anthropologie du corps de Marcel alors ? Mauss, dans son essai « Les techniques du corps » (1934), souligne que le corps est un vecteur de transmission de savoirs et d’habiletés culturelles.
Le corps comme outil scientifique : mémoire, exploration et intelligibilité du monde.
Introduction
Le corps humain a longtemps été perçu comme un objet d’étude en sciences humaines et naturelles. J’en témoigne assez sur ce site dans sa dimension patriarcale, coloniale, où le corps de l’autre est un objet disponible et servile. Cependant, dans la continuité des travaux du sociologue et anthropologue Marcel Mauss, il est également envisageable de considérer le corps comme un outil scientifique à part entière, à la fois dans ses observations « externe » ; vue, odorat, ouïe, toucher, mais aussi dans sa dimension intra-corporelle ; mal de ventre, sensation de joie, faim, … Non pas que Marcel Mauss ignore la dimension des effets à l’intérieur du corps, mais parce que le corps en général est soumis désormais à des variations sans cesse nouvelles. La guerre (des tranchées de Marcel Mauss) est désormais globale dans sa dimension climatique : les conditions extrêmes sont imprévisibles, hors innés et acquis ; nouvelles, nées et à naître, déjà abondamment décrites par la littérature scientifique.
Situer son savoir et ses postures
Selon Mauss, les gestes, les postures et les pratiques corporelles ne sont pas innés, mais acquis et socialement conditionnés. Dans mon cas, ça signifierait qu’enfant occidentale, de lignée catholique née née dans des rites nahuas, et bercée à Esteli, dans des bras blancs, métis, noirs, criollos, toute odeur, vue, sensation acquises. Puis qu’à l’école gardienne, seule blanche parmi mes compagnons bafias, j’apprenne à bien parler, m’asseoir, manger, dessiner, discuter, jouer,… à cette fantastique invention : l’école. Le sens de cette confession est une question. En quoi ma partie sud, avec ses gestes, ses postures, ses pratiques, influe sur la capacité innée (en compagnie d’autres chercheurs, par le biais des livres ) de la chercheuse à analyser le monde ? Et quelles scories à cette enfance poussée dans un climat encore colonial et raciste ?
(Le sujet est le corps comme outil d’appréhension, de compréhension du monde. Les influences sur les thèmes que j’aime explorer sont évidemment aussi liés à l’enfance, et évidemment toute observation sur le corps se passe dans le cerveau. La question est ici, la réactivité du corps dans un milieu, la réactivation de la réactivité par le souvenir de ce milieu. Un exemple célèbre est la madeleine de Proust… de Proust.
Par ailleurs, tenaillée par la question des dangers que nous font courir les créations capitalistes (bombe atomique, engrais chimiques, extractivisme … pollution de la Terre (air, sous-sols, terre, eau, terre, êtres vivants,…), j’ai très tôt porté mon attention sur les dérèglements climatiques et les solutions avec mon corps.
Soleil anthropocène est-il une oxymoron ?
Observer des changements dans ces pratiques permet d’analyser des transformations sociétales plus larges, y compris celles induites par les dérèglements climatiques. Par exemple, la manière dont les populations réajustent leur manière de marcher, de respirer ou de se protéger face aux nouvelles conditions environnementales témoigne d’une adaptation incarnée et d’un savoir expérientiel.
J’ai exploré cette mémoire corporelle, souvent inconsciente, de manière consciente, chaque fois que j’ai pu m’offrir un retour. Cette expérimentation est le travail d’une vie et ses fruits sont rares, sporadiques, mais précieux de partage et d’enseignements. En se focalisant sur les effets directement observés, à l’intérieur du corps aussi. Le retour fait ressentir à mon corps le changement climatique : l’acquis me dit « je ne re-connais pas cette sensation aussi extrême de chaleur et de sécheresse dans l’air dans ce paysage que je reconnais du passé » : Mon corps au Nicaragua en 2015. A mon retour en Belgique, tandis que je reviens dans un décembre qui ressemble à un avril, j’observe des soucis en fleurs. Des soucis qui fleurissent au mois de décembre en Belgique dans le Brabant wallon, ce n’est pas acquis, me semble.
Découverte … C’était au Québec. J’y avais vécu de 1977 à 1978, j’y étais retournée début des années ’90. Je ne retrouvais rien de mon enfance, jusqu’à cet instant où j’ouvre un surgélateur dans un dépanneur, et que l’odeur qui se dégage, un peu rance … me ramène enfin là. Les surgélateurs en Belgique n’ont pas la même odeur. étrange, non ?
Ressentir des changements dans ces pratiques permet d’analyser des transformations sociétales larges induites par les dérèglements climatiques incarnées dans des individus. Ma tante en 2015 témoignait comment la chaleur extrême lui aspirait l’eau du corps qui se déshydrate malgré la prise orale de liquides, et même externe, par des douches froides. Mon corps témoigne de la surprise face à cette chaleur nouvelle ; il ressent un malaise, et force l’esprit à mobiliser le corps en l’immobilisant, à lui éviter certaines heures de la journée, hors de l’ombre, … je ne ressens pas encore cette « aspiration » que me décrit Anabelle, inquiète.
Le sens (les sens) me permet donc d’explorer et d’intelligibiliser le monde, notamment face aux bouleversements contemporains comme les dérèglements climatiques.
2006. Une collègue dessinatrice me pousse à visiter le lieu que nous devons illustrer : La région de Uttar Pradesh, en Inde. Je suis d’abord très réticente, je ne voyage plus hors Occident depuis près de trente ans … A l’instant même où nous sortons de l’aéroport, les portes s’ouvrent sur une chaleur forte et une odeur délicieuse de Sud. Cameroun, Nicaragua. Je me sens instantanément bien, sereine ; le voyage va bien se passer.
La mémoire du corps et l’intelligibilité du monde
Le concept de mémoire corporelle repose sur l’idée que le corps enregistre des expériences et des savoirs qui se réactivent en fonction des contextes. Cette approche trouve des applications concrètes dans l’étude des phénomènes environnementaux et climatiques. Par exemple, certaines communautés indigènes, en observant des changements dans leur environnement (température, texture des sols, comportement animal), mobilisent un savoir incarné transmis de génération en génération.
En science, les biologistes de terrain, les glaciologues ou encore les spéléologues mettent à profit leur propre corps comme instrument d’exploration et d’adaptation aux conditions extrêmes. Le corps devient alors un médiateur entre le sujet et son objet d’étude.
Des scientifiques mettant leur corps en jeu par ChatGPT & Mercedes
Plusieurs chercheurs et explorateurs ont utilisé leur propre corps comme un outil scientifique. Parmi eux :
- Alexander von Humboldt (1769-1859) : explorateur et naturaliste, il a parcouru l’Amérique latine en expérimentant personnellement les variations de l’altitude sur le corps humain.
- Marie Curie (1867-1934) : bien que ce soit involontaire, son exposition aux radiations pour étudier la radioactivité illustre l’implication corporelle dans l’investigation scientifique.
- David Lewis (1938-2002) : anthropologue et navigateur, il a étudié la navigation traditionnelle polynésienne en apprenant lui-même à se guider sans instruments modernes.
- Les chercheurs en physiologie extrême, qui testent leurs propres limites dans des environnements hostiles comme les abysses marins, les déserts ou l’espace.
- Paul B. Preciado (19XX- …) en changeant de sexe et décrivant les effets chimiques, émotionnels, … Son corps comme outil de compréhension des genres et des agressivités
Des scientifiques mettant leur corps en jeu par Mercedes
Plusieurs chercheurs et explorateurs ont utilisé leur propre corps comme un outil scientifique en savoir situé. Parmi eux, certains ont été plongé dans la situation d’expérimentation contre leur gré, et l’esprit qui observe les corps est une résilience mentale du chercheur ou de l’écrivain, d’autres ont volontairement cherché ces situations nouvelles, non acquises, et extrêmes.
- Primo Levi (1769-1859) : a expérimenté personnellement les conditions de vie extrêmes des camps de concentration nazi, et ses impacts sur le corps humain, même des années après le traumatisme.
- Marcel Mauss (1867-1934) dans les tranchées de la première guerre mondiale
- Laborit, Foucault (…) et le LSD
La science du climat et le corps en action
Dans le cadre des dérèglements climatiques, la mémoire corporelle joue un rôle crucial dans l’adaptation aux nouvelles conditions environnementales. Les agriculteurs et pêcheurs, comme les chercheurs, en observant leur propre résistance aux changements de température ou aux maladies émergentes, développent de nouvelles stratégies d’adaptation. Etudier l’impact du réchauffement climatique sur la physiologie humaine (thermorégulation, adaptation aux vagues de chaleur) en utilisant le corps et la mémoire (analyse comparative) comme terrain d’expérimentation permet par ailleurs d’entrer en contact avec les autres êtres vivants, soumis aux mêmes conditions. C’est ainsi que des adaptations pragmatiques en Uttar Pradesh (Inde) dans une ferme Sikh résonnent avec des adaptations similaires sur l’île de Colon (Panama). Dans deux espaces éloignés, aux problématiques inverses (amener de l’eau, retenir de l’eau), les individus travailleurs développent les mêmes stratégies, et s’entendent sur le choix de ces outils en particulier.
Le corps humain ne se limite pas à un simple objet d’étude scientifique ; il est un instrument de mesure, d’exploration et d’intelligibilité du monde. En mobilisant sa mémoire corporelle et ses capacités d’adaptation, il permet non seulement d’accéder à des savoirs, mais aussi d’expérimenter directement les transformations du monde, notamment dans le cadre des changements climatiques. Cette approche ouvre la voie à une science plus incarnée, où l’expérience vécue enrichit la compréhension théorique des phénomènes. Les changements induits par les dérèglements climatiques sont rapides, à travers leurs incarnations chaotiques visibles- tempêtes, inondations, et à travers les ressentis des corps soumis à ces variations invisibles. La dimension invisible est aussi une clef pour ouvrir le champ de connaissances des Terres où les dérèglements climatiques sont l’Invisible (Créateur).