Métamorphose du Sauvage
(//création des races).
Du 16e siècle au 21e siècle.
1492-1600
Comment une approche transdisciplinaire peut-elle nous aider à comprendre la fabrication du Sauvage « moderne »?

- Bullionisme + mercantilisme => capitalisme : science économique => extractivisme
- étude et classification de la « nature » : faune, flore, humain : biologie, géographie, médecine
- évolutionnisme et racisme : histoire, littérature, anthropologie, sociologie, politique
« Au bord des mondes » de Mohamed Amer Méziane (extraits).
A travers elle (l’anthropologie), les sociétés occidentales ont produit un savoir sur les autres mondes que nous nous sommes habitués à nommer « cultures ». Cette discipline, on le sait est controversée. Qui nierait aujourd’hui que la fabrique de ce savoir a été rendue possible par la circumnavigation impériales et la colonisation de la planète par l’Europe occidentale ? Il a fallu se porter, avec la frénésie de la croisade, aux quatre coins du globe, conquérir leurs terres et observer méticuleusement les peuples qui y vivent, pour que, au fil des siècles, des récits de voyage puissent être accumulés. C’est au fur et à mesure de ces déplacements que la discipline anthropologique a pu naître. Si celle-ci ne s’autonomise réellement qu’au XXe siècle, son histoire remonte au XVIe siècle, la conquête desAmériques y jouant don rôle. (Meziane, 2023, page 10)
« La Conquête des Amériques » Lecture de romaniste.
Les sauvages font leur entrée dans la littérature moderne en même temps que les grandes « découvertes ». En 1492, dans son carnet, Christophe Colomb écrit : « Nous sommes arrivés aux portes du paradis ». Se construit alors une image de l’indigène et des attitudes paradoxales à son égard : la convoitise envers leurs richesses aurifères, une admiration pour leur organisation sociale, le mépris envers leur paganisme.

Lecture d’anthropologue. Il fallait de toute façon soumettre ce continent pour voler sa terre, par le baptême, la mort, le pillage, la maladie, la stratégie de la terre brûlée, la ruse, l’esclavage, la déculturation et le travail forcé, au nom de Dieu. Sur place, les querelles intestines locales, les alliances douteuses, les opportunités, exigences de survie, bref, divisions et trahisons … tout ce qui fait la grandeur des humains semble-t-il… dans la majorité des groupes … les autres, dites « minorités », « petites gens », « quidam », « gueux », « sauvages ne laissant pas ou prou de traces dans l’histoire …
Les pirates des Lumières
La science « moderne », « objective », « rationnelle », je la débute avec la controverse de Valladolid, qui est un débat sur l’humanité des autochtones méso-américains, qui a lieu en Espagne, du 15 août 1550 au 4 mai 1551. Les conclusions de cette controverse, « positives » (quel euphémisme) pour les peuples amérindiens désormais considérés comme « créatures de Dieu », furent fatales aux millions d’Africains déportés vers le « Nouveau Monde »… A l’exploitation des indigènes devait donc s’ajouter celles des esclaves et de la « lie » des sociétés occidentales. En réalité, seul comptait le commerce et l’enrichissement des grandes puissances, et de leurs colons. 95 % de la population autochtone va être décimée.
1600-1800
Ethnocide :
Robert Jaulin décrit en 1974 l’ethnocide comme « l’acte de destruction d’une civilisation, l’acte de décivilisation ». Plus tard, Pierre Clastres pour l’Encyclopédie Universalis écrit au sujet de l’ethnocide : » Si le terme de génocide renvoie à l’idée de « race » et à la volonté d’extermination d’une minorité raciale, celui d’ethnocide fait signe non pas vers la destruction physique des hommes (auquel cas on demeurerait dans la situation génocidaire), mais vers la destruction de leur culture. L’ethnocide, c’est donc la destruction systématique des modes de vie et de pensée de gens différents de ceux qui mènent cette entreprise de destruction. En somme, le génocide assassine les peuples dans leur corps, l’ethnocide les tue dans leur esprit. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit bien toujours de la mort, mais d’une mort différente : la suppression physique et immédiate, ce n’est pas l’oppression culturelle aux effets longtemps différés, selon la capacité de résistance de la minorité opprimée. Il n’est pas ici question de choisir entre deux maux le moindre : la réponse est trop évidente, mieux vaut moins de barbarie que plus de barbarie ».(…)
Dans sa définition de l’ethnocide, l’anthropologue et l’ ethnologue Pierre Clastres dit au sujet de la conquête de l’Amérique que « L’horizon sur lequel prennent figure l’esprit et la pratique ethnocidaires se détermine selon deux axiomes. Le premier proclame la hiérarchie des cultures : il en est d’inférieures, il en est de supérieures. Quant au second, il affirme la supériorité absolue de la culture occidentale. Celle-ci ne peut donc entretenir avec les autres, et singulièrement les cultures primitives, qu’une relation de négation. Mais il s’agit d’une négation positive, en ce qu’elle veut supprimer l’inférieur en tant qu’inférieur pour le hisser au niveau du supérieur. »
Source : https://rebellyon.info/Christophe-Colomb-decouvre-l-Amerique-au-14549
2024. Sur l’île de Colon, dans l’unique ville de Bocas del Toro, il se dit, et ailleurs sur l’île aussi, « ça se dit, oui, Mercedes », que Christophe Colomb a accosté sur une rive de l’île de Colon, du côté de Bocas Del Drago. Mais surtout, qu’après lui, sont venus d’autres colons, qui ont exigé l’or, saoulé les habitants puis tranché les têtes. »
Lecture de romaniste. Au XVIIIe siècle, la sauvagerie est redécouverte à travers les récits des voyageurs : c’est un état proche de la nature, une nature paradisiaque. (…) Jean-Jacques Rousseau pousse l’émerveillement jusqu’à instituer la sauvagerie en doctrine révolutionnaire :
L’homme est né bon, la société le déprave. (Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes).
Lecture d’anthropologue. Pendant ce temps, la déportation et l’esclavagisation de millions d’Africains est massive vers les Plantations du « Nouveau Monde ».
L’histoire coloniale se fabrique par la mise en lumière d’un pan (civilisation => in) versus (sauvagerie => out). Le tri dans les mémoires, les bibliothèques, les livres (mise à l’index implicite et explicite), les versions (…) tentent d’éviter toute dissonance cognitive révoltante et lucidité sur la substantifique moelle comme disait celui pour qui science sans conscience n’est que ruse (ruine) de l’âme, Rabelais.

(…) pour y maintenir la discipline de l’église catholique, apostolique et romaine (…) pour y régler l’état et la qualité des esclaves dans nos dites îles (1685).
1800-1980
La mise en catalogue du monde vivant s’intensifie avec les grandes expéditions maritimes et terrestre des XVII, XVIII et XIX e siècle. La classification des êtres vivants, humains et non humains, devient la norme enseignée aux élites et au peuple par ruissellement, de même que les « preuves » des différences entre les espèces, catégories, sous-catégories, …
Pour en savoir plus sur le sujet, je vous conseille le site « Histoire Crépue » : « Histoire du racisme », en deux épisodes, et « Comment le racisme a justifié la colonisation »
Le Sauvage, c’est donc les autres
(…) Les récits des explorateurs sont imprégnés des guerres coloniales africaines. Le sauvage (est devenu) un guerrier farouche aux coutumes barbares et aux rites incompréhensibles. Il est brutal, aussi près de la nature qu’un animal ; mais la nature et les animaux ont bien changé depuis les romantiques. La nature est une ennemie et le naturel aussi, par la même occasion. La sauvagerie est assimilée à l’animalité, comme en témoignent les mœurs anthropophages qu’on découvre (ndlr : « Hum hum »)
La colonisation est une œuvre de civilisation, de progrès, de développement. La nécrophagie et autres attitudes similaires sont incompatibles avec la loi du Christ. Le remède consistera à plaquer le modèle occidental sur ces gens qui en ont tant besoin.
L’entreprise coloniale a besoin des races pour justifier sa barbarie et se donner bonne conscience. Il s’agit de déshumaniser, de bouter l’Autre des frontières de humanité. L’animalisation est une méthode immémoriale et toujours en cours.
Puis vient la décolonisation, la naissance de l’ethnopsychiatrie et l’essor de l’anthropologie. Pour Frantz Fanon, le racisme est une « névrose ». Comme elle constitue une part de l’identité, d’un individu, l’an d’une société, même bancale, cette névrose est protégée par le déni. Le biopouvoir est au centre de cette problématique. En anthropologie, pour sortir de la névrose (on la masquer?), on bannit du vocabulaire les termes « primitif », « archaïque », « sous-développé », « nègre » ; et, comme on ne sait pas encore très bien par quoi les remplacer, on utilise des euphémismes révélateurs de l’embarras dans lequel on est mis : « sociétés dites primitives », « micro-sociétés », « groupes en voie de développement », « sociétés autres ». (Universalis.fr)
Le Sauvage, c’est toi !
Le Blanc, en inventant le Noir, a aussi inventé le Blanc.
Avec le processus de désoccidentalisation en cours, l’outil de l’essentialisation (Noir, Jaune, Rouge, Blanc) s’est retourné contre son créateur.
La figure du Sauvage s’émancipe au XXe siècle, ou plutôt, lentement, le Sauvage se débarrasse de ses chaînes, recense et nomme les monstruosités coloniales, les dénonce, repousse la colonialité, sa pensée raciste structurelle vers plus de post-colonie. Cette objectivation et vulgarisation de la construction coloniale du Sauvage, comme un ultime pied de nez au Colon, le mène à la revendication.
La sauvagerie devient un bouclier contre l’impérialisme, un remède contre les dégâts du patriarcapitalisme. Et comme d’habitude, ce sauvage, le civilisé n’y comprend rien et craint le retour de bâton. Pourtant, le sauvage est ailleurs. Sorti de son complexe d’infériorité, le Sauvage s’aime et s’assume, fier de ses origines et de son passé, soulagé de ne pas appartenir à la civilisation des colons. Il est entré en lui-même, s’est arrimé à ses aïeux, et s’engage libre et vivant sur le chemin, débarrassé de ses chaînes mentales. Somos unos para Buen Vivir est le crédo du groupe de musique Los Cogelones.
Résistances? Névrose. Parfois, la peau blanche a du mal à se débarrasser du masque noir du déni des méfaits de la colonisation et le carnaval devient un espace de lutte politique décolonial, comme l’explique https://www.agirparlaculture.be/le-folklore-belge-sous-influence-coloniale/
Et « De l’inégalité des vies » de l’anthropologue Didier Fassin : une perle douce, amère et tragique, inaugurale.
L’ère du numérique, sans doute aussi importante sur les êtres vivants, surtout humains, que l’anthropocène, change la donne et met en lumière, « buzz », des sujets « cachés » par le pouvoir, un accès nouveau à la connaissance, malgré les algorithmes, ou en dépit de ceux-ci. A la face lumineuse d’une histoire coloniale enseignée à tous, colonisateurs et colonisés, têtes blondes et brunes, sa face monstrueuse est aujourd’hui accessible en ligne, accélérant ainsi le processus de désoccidentalisation. Évidemment, c’est le foutoir ! Que ressortira-t-il de ce brassage d’infos ? Contradictoires ? Vraies? Trafiquées ? Truquées ? Ou enfin rendues publiques ! Sorties enfin des archives par la magie de la numérisation. Et de cette enchevêtrement extraordinaire de commentaires. Les sciences humaines parlent désormais de multi-crise.


