Depuis les premiers amas laissés à l’entrée des grottes, témoins de sa sédentarisation, les détritus racontent l’histoire d’Homo sapiens.
1. Ce qui tombe d’une matière qu’on travaille
C’est au XIXe siècle qu’est « inventé » le concept actuel de déchet dans les sociétés industrialisées (Barles, 2005) : les rebuts cessent peu à peu d’être réincorporés dans les chaînes de production et l’économie se linéarise, dans le cadre de ce que K(arl) Marx nommait « rupture métabolique », concernant les déchets organiques urbains qui ne retournaient plus à la terre (Foster et Clark, 2018). Le résidu devient déchet par l’acte d’abandon dont il est l’objet : ce changement de nature introduit un nouveau rapport aux objets matériels, marqué par l’extraction de ressources naturelles, la consommation de masse, le gaspillage et la génération croissante de déchets progressivement indifférenciés, que l’on enfouit ou incinère pour la majorité (ADEME, 2020). Dans ce contexte, il s’agit de comprendre les normes et les processus qui expliquent la désignation d’une matière comme un déchet, à une époque et au sein d’un espace donné.
Source : Ci-dessus, définition du Larousse. Le titre « un monstre qui prolifère dans l’espace » * est celui d’un article intéressant sur les représentations du déchet. Les extraits sur l’histoire du déchet sont disponibles ici : Sources : Noël CARROLL, La Philosophie de l’Horreur (1990), 1, pp.31-32, 42-52 (trad. G. Lequien).

Déchet et anthropologie
La rognure d’ongle et Marie Douglas
Dans son étude classique Pureté et danger [1966], Mary Douglas met en relation le dégoût face à l’impureté avec la transgression ou la violation de nos schèmes de catégorisation culturelle. Par exemple, en interprétant les abominations du Lévitique, elle fait l’hypothèse que la raison pour laquelle on considère comme impures les choses rampant hors de la mer, comme les homards, c’est que la reptation est un trait définissant les créatures terrestres, et non celles de la mer. En d’autres termes, un homard est une sorte d’erreur de catégorie et, à partir de là, une chose impure. De façon similaire, on abomine les insectes ailés à quatre pattes parce que la possession de quatre pattes caractérise les animaux terriens, alors que ces choses volent, autrement dit habitent le ciel. Les choses interstitielles, qui franchissent les limites des catégories fondamentales dans le schème conceptuel de notre culture, sont impures selon Douglas. Les excréments, dans la mesure où ils s’insèrent de façon ambigüe dans nos oppositions catégorielles entre moi / non-moi, intérieur / extérieur, et vivant / mort, constituent un candidat de choix pour susciter notre répulsion face à leur impureté, de même que les crachats, le sang, les larmes, la sueur, les poils, le vomi, les rognures d’ongles, les bouts de peau, etc. (…)
Rognure d’ongle = Déchet
Rognure d’ongle = Impur
Déchet = Impur
« Un monstre qui prolifère » dans l’espace : déchet anthropocène
Alors qu’ils n’existaient pas jusqu’à la fin du XIXᵉ siècle, les déchets ont colonisé le vivant. Au-delà des défis techniques qu’ils soulèvent, ils sont devenus un terrain d’enquête pour les sciences humaines, qui s’attachent à éclairer les systèmes et les mythes à la source de leur production (Le Monde, « Comment les déchets ont envahi tous les milieux : la folle histoire du « poubellocène ». Source : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/02/le-poubellocene-ou-la-folle-histoire-de-l-ere-des-dechets_6214466_3232.html

Dans la lignée de cette réflexion critique m’est revenue une blague rapportée par Derek Ager (Ager, 1993) : dans les années 1970, lorsque les archéologues identifièrent la présence de plastique dans les couches géologiques, ils s’amu- sèrent en proposant de nommer « Poubellien Supérieur » la période marquée par les plastiques et « Poubellien Inférieur » la période précédente. Comme en écho, j’ai proposé le « Poubellocène ». Car, si l’on y réfléchit bien, toutes les traces qui sont envisagées pour caractériser cet anthropocène, que ce soit du CO2, des nucléides radioactives ou des plastiques, ce sont des résidus des activités humaines (Monsaingeon, dans Sortir du « Poubellocène, changer notre rapport au déchet) » .
Un monstre colonial : déchet humain
Tous les « mélanges » ont eu lieu et pourtant, s’il y a bien une chose que la culture occidentale craint et et hait historiquement, à travers son soubassement judéo-chrétien le plus éhonté, c’est le mélange. Elle lui a donné le nom d’impureté et, en son nom, elle a mis a bas des hommes et des femmes animalisés et méprisés selon une logique verticale qui réserve au bétail le sort qu’on lui connaît, Secundum species suas , « selon leurs espèces » (Barteleyns, 2019, 28).
Il est indéniable que les idées que nous considérons comme issues des Lumières européennes au XVIIIe siècle ont abondamment été utilisées pour justifier extraordinaire férocité, les destructions et l’exploitation que subirent non seulement les classes laborieuses en Europe, mais aussi les habitants d’autres continents (Graeber, Les pirates des Lumières)
« Déchet humain «
Jusqu’à quand le terme a-t-il été utilisé ? L’historien imagine intuitivement qu’il disparaît au fil de la « civilisation des mœurs » (Elias, 1973) et de la retenue dans les propos ; de l’abaissement du seuil de « l’intolérable » (Fassin et Bourdelais, 2005) et de la législation sur les termes délictueux ; et qu’il devient intenable après la Shoah. Pourtant, ces courriers datent du tournant des années 1950-1960. Cette temporalité est congruente avec celle de l’eugénisme, qui lui est connexe et semble lui aussi disparaître non après 1945, mais dans les années 1960 (Cahen et al., 2016) ; de même qu’avec la chronologie, elle aussi décalée, de la construction de l’histoire et la mémoire de la Shoah. L’histoire d’ATD Quart Monde, association qui a depuis ses débuts collecté des témoignages de familles en situation de grande pauvreté, semble même indiquer qu’elle se serait prolongée en France, mais aussi en Suisse, jusque dans les années 1980 ; et, on le verra, qu’elle se poursuit aujourd’hui encore dans certains pays du monde.
(…)
S’il est nécessaire de distinguer « eugénisme » et « darwinisme », puis « eugénisme dur » (exterminations de masse, stérilisations forcées) et « eugénisme soft » (sans atteintes à la vie), de même qu’« eugénisme négatif » (visant à réduire la fécondité de populations perçues comme indésirables) et « eugénisme positif » (inversement, incitant à accroître la fécondité de celles considérées comme souhaitables), les processus discursifs voire pratiques évoqués ici pourraient être interrogés comme formes d’un « eugénisme négatif soft » (Brodiez-Dolino). Source : https://journals.openedition.org/traces/9913
« L’être humain comme « déchet social » ? L’article de Axelle Brodiez-Dolino, « L’irrécupérabilité dans la France des Trente Glorieuses », moultement intéressant, date de 2019, et au regard de la dégradation rapide de l’Etat-Providence, constitue déjà un autre temps. Centré sur l’« irrécupérabilité » , cet article recoupe pour partie la vaste histoire de l’eugénisme et répond à l’appel, lancé par Paul-André Rosental dans son dernier ouvrage, d’en débusquer les formes « enfouies ». L’historien Paul-André Rosental invite en effet à exhumer « le continent qu’a représenté l’eugénisme au xxe siècle au-delà de ses usages criminels », « tâche excessivement difficile » en raison des discours et pratiques « enfouis, ramifiés […] diffusés » jusque dans la culture populaire (Rosental, 2016, p. 22, cité par Brodiez-Dolino).