Méthodes d’une ethnographe

Révolte, résilience et respect

La notion d’ethnographie désigne une méthode d’enquête développée au sein de l’anthropologie culturelle ou ethnologie, et qui est continuellement ajustée. Mais avant d’entamer une ethnographie, évidemment, déjà faut-il trouver le sujet d’étude. Voici les circonstances qui m’ont amenées à « mon » terrain, en trois étapes : Révolte (contexte thématique), Résilience (observation sensible/émotive) et Respect (Collaboration, synergie objet de recherche, terrain, chercheur/acteurs).

Montre-moi ton terrain d’investigation, je te dirai qui tu es.

Du Nord et du sud, un pied dans chaque « bloc », continent, culture, faune, flore, …, dans un mouvement de va-et-vient entre théorie et expériences propres, en Abya Yala et en Europe, nomade deleuzienne, pour saisir une parcelle de monde compris, -compris?- à transmettre et partager nos merveilles et monstruosités. La limite entre l’anthropologue et l’activiste est ténue, voire inexistante.

Révolte

Octobre-Novembre 2023

Alors que je suis à Panama City en route vers le Nicaragua, une révolte populaire éclate contre la reconduction du contrat d’une mine canadienne de cuivre. « Toutes les routes du pays sont bloquées ». Une longue marche commence sur la « Panaméricaine », cette autoroute qui traverse toute l’Amérique latine pour rejoindre l’île de Colon, près de la frontière du Costa-Rica…suite détaillée ici, résumée ci-dessous.

Ce mouvement social va durer un mois et me garder sur l’île de Colon le temps finalement de transformer cet événement historique national en terrain anthropologique micro-local… Ici commence l’ethnographie des déchets sur la plage « R ».

« R » comme Résilience

Résilience & Révisionisme (au-delà des préceptes de la discipline anthropologique et par-delà ses fondations). Recherche dans les livres.

Ce qui m’a plu, sur ce terrain, c’est comment la question de l’environnement crée du lien et de la communication entre les gens, ou pas. Et si pas, pourquoi ? Et l’optimisme, et la détermination de ces activistes qui luttent au nom de la Terre.

Dans mon cas, une émotion est souvent la source du choix de la recherche : raconter, comprendre (ethnographie comme outil de sublimation ?).

Sentiment d’injustice, voire de honte, et de respect (Résilience en bande organisée, 2023, terrain de la migration), tristesse à la vue de cette plage « de la fin du monde », joie, colère à l’annonce de certains verdicts judiciaires et du traitement des victimes (Welcome in Belgium, 2019), …

Ce choix est aussi déterminé par la « bibliothèque » mentale

Mes sources, mes thèmes, mes dadas en d’autres termes. Le terrain est un « concentré de dadas » : amicalité des rencontres, enchevêtrement des identités (métissage, hétérotopie, …), enjeux climatiques primaires (survivre, se loger, manger, boire), et enfin, actions locales informelles ingénieuses et efficaces (résilience et résistance).

Automne 2023

Le choix du terrain fixé, je retourne vers la méthode ethnographique.

Apport des subaltern studies et révisionisme de bon aloi

L’histoire du changement de sexe du guerrier viking est un bon exemple de l’apport du « révisionnisme » et de l’entrée des minorités dans la recherche.

Il aura fallu, à cette chercheuse qui avait repéré ce bassin trop large pour être celui d’un homme, pour convaincre ses collègues (assez statistiquement blanc et mâle) insister d’au moins envisager l’autre sexe. Des dizaines d’années de patience face au déni de réalité des chercheurs qui refusaient d’envisager un tel « tremblement de terre ». Car … Quand enfin, grâce aux progrès de la science et de la génétique, le guerrier fut enfin officiellement guerrière, femme, une longue histoire des Vikings se fissure. Tout révisionnisme a des répercussions : si ce guerrier était une femme, alors fallait-il accepter que les héroïnes des Sagas Nordiques, n’étaient pas forcément des légendes, et la société viking pas si patriarcale?Le résultat de ce « changement de sexe » est aujourd’hui visible dans la série « Vikings », et sa célèbre Lagherta Lothbrok.

(de l’utilité scientifique de se délier des idées préconçues ; réviser)

Retour à la méthode (classique) en 6 exigences

Exigence primordiale. L’authenticité et le respect de la dignité des êtres vivants et non vivants, humains et non humains, visibles et invisibles.

Le paradis tout comme l’enfer peuvent être terrestres ; nous les emmenons avec nous partout où nous allons.” “Celui qui nomme un lieu se l’approprie, il le possède pour toujours ou pour aussi longtemps que le nom reste.” « Je suis arrivé aux portes du paradis (Christophe Colomb, carnets)

Dans un contexte anthropocène, la plage idyllique n’existe plus. Certaines aubes, des jardiniers des plages, ouvriers locaux « polyvalents »*, financés par le gestionnaire du petit commerce qui est un expatrié occidental, s’emploient à restaurer le paysage à l’identique de la vision attendue par le touriste. En réalité, certains matins, la plage est envahie d’algues, de déchets végétaux (troncs ou feuilles, …), de coquillages brisés. La force des vagues grignote la plage et attaque les arbres (cocotiers, palmiers et amandier), l’eau de mer gagne du terrain sur l’espace de plage touristique.

* la majorité des bocaneros pauvres, habitants natifs de Bocas, l’archipel, travaille « à la petite semaine » : un jour pêcheur, le lendemain artisan, jardiniers, marin, jardinier des plages, …

La publicité numérique ci-dessous évoque la piraterie et la liberté du touriste qui chevauche son trois-roues et pétarade tout autour de l’île. Mais observez mieux cette image, ce qui se cache derrière le décor caribéen idyllique…

Des arbres morts, avalés par la mer salée, un palmier qui résiste, et semble déjà île, et gardez en mémoire la butte végétale derrière le palmier (au dessus du guidon du 3-roues)…

Respect

Sur le terrain, optimiste, souvent idéaliste, tandis que le climat bascule.

Pour restaurer le paysage, et anticiper l’érosion, les jardiniers des plages ont pris une série de mesures, certaines pour le long terme comme la plantation de jeunes palmiers, et d’autres plus « malléables », dégradables, comme la création de buttes, qui se remarquent par un empilement organisé de déchets organiques.

Impacts de la colonisation et désoccidentalisation sur le terrain : respect du réel sociétal et écoute performative. De « je comprends la situation » à « j’agis avec toi pour améliorer la situation à partir de ton idée et comment tu le sens, mélangée à mon idée et comment je le sens => construction d’un nous ».

La prolifération des déchets sur les plages de l’île de Colón (Panama), aussi liée au tourisme de masse, accentue des conflits entre Communautés humaines aux visions du monde (et de ce qu’on appelle déchet) bien différentes, mais aussi des solidarités intercommunautaires et inter-espèces pour se protéger de la montée des eaux. Ces conflits sont attestés par des articles scientifiques et confirmé par la totalité des acteurs concernés interrogés (communautés métisse indigène et afrocaribéenne). Sans lien apparent, une vision étonnante a élargi mon champ d’investigation et donné une nouvelle dimension au déchet ; sa capacité à faire agir des espèces vivantes, son agentivité. Le croisement de deux données (conflit communautaire et agentivité du déchet) permet la naissance d’un projet réaliste, en ce sens qu’il prend en compte les sabotages et absence de coopération entre communautés par tradition culturelle (marronnage), il fait avec le réel, et non pas ses fantasmes du réel (coopération intercommunautaire pour gérer le déchet). Il est optimiste, car son but est d’améliorer la gestion du déchet, en général, et les relations intercommunautaires, et donc le bien-être des êtres vivants, poissons et humains, algue ou raie.

Sur les êtres aquatiques.

Comment un bloc de béton cylindrique destiné à la voirie glisse-t-il dans l’eau et de par sa constitution (être de béton) permet au corail et aux algues de s’agripper et croître, tandis que sa forme cylindrique et son épaisseur offre un refuge thermique aux poissons). L’objet de voirie est devenu un espace de reconstruction pour un biotope.

Sur les êtres humains.

L’efficacité du déchet à reconstituer de la vie et de la diversité sur un fond marin désertifiée par les activités de l’anthropocène (pêche, tourisme, navigation, montée des eaux, salinisation des eaux de mer) donne vie à un projet local d’aquarium géant où les carcasses des véhicules abandonnés sur l’île sont immergées dans la mer pour servir de tuteurs à la reconstitution d’un biotope et d’une barrière de corail. ce projet collaboratif, local et interdisciplinaire est en cours.

Blog à part

Nager … J’ai choisi d’étudier la plage mais je nage comme un chat. Pourtant après des semaines, il m’a bien fallu me rendre à l’évidence, je devais rencontrer la mer de « ma » plage « R ».

La petite boule au ventre, mes pieds me gardent terrienne, mais plus je m’avance …plus je m’enfonce. Tenace, je nageotte, mais si je perds mon orteil je flippe. Je nage mais j’ai besoin de garder pied. Alors j’arpente l’espace marin de la plage « R », des semaines, de long en large, de l’estuaire à bâbord au ponton à tribord. Le sol est désert, du sable partout, parfois quelques algues, de rares coraux, en morceaux, roulent avec des végétaux marins déracinés, comme les « virevoltants », les tumbleweed des films de western spaghetti.

Je rencontre des poissons qui m’effraient et me remétamorphosent en chat … Mais soudain !…

Cette buse en béton, cette agitation à ma vue, ces poissons ! J’y passerai des jours, sur un mètre carré. Le désert autour, et là, autour de cette buse et à l’intérieur, la vie !